espagne -
1985
recit
humoristique
Pour les lecteurs non-marins
:
1 noeud = 1,8 km/h
1 mille = 1,8 km (très précisément
1852 m)
Traversée du golfe de Rosas d' El Estartit
à Rosas.
Ce jour-là, un vent
rageur souflait du nord-est dans le petit port d'El Estartit,
les drapeaux battaient à peine.
Le capitaine décida de mettre le foc* pour ne pas prendre
de risques. En effet, derrière l'éperon rocheux,
le vent devait s'en donner à coeur joie ! quand nous
eûmes dépassé le rocher, un souffle puissant
nous suffoqua ! Nous courions à 1 noeud et demi
, vitesse record en un sens, car on peut difficilement faire
moins, sauf à rester sur place. Au bout d'un moment,
le maître à bord hissa quand même - à
nos risques et périls - le grand génois*.
Toujours courant à 1 noeud et demi dans l'immense golfe
de Rosas - 12 milles tout au plus dans sa plus grande dimension
- nous nous préparions à de longues heures d'errance
sur la mer.
Nous nous demandions tous, ce que ferait le capitaine, si d'aventure,
le bateau atteignait la vitesse époustouflante de 2 noeuds.
Sans doute mettrait-il le tourmentin* et deux ris* à
la grand-voile ? En attendant, partis comme on était,
il nous faudrait bien 7 heures pour faire les 10 milles jusqu'à
Rosas.
Des vagues de 20 cm se jetaient à l'assaut de la coque,
avec des moustaches d'écume. Nous allions aujourd'hui
encore, manger le goûter à midi en attendant le
beefsteak de 16 heures.
Grillés par le soleil, nous étions certains d'arriver
rouges comme des tourteaux, si encore nous arrivions !
Quand les vagues atteindraient
25 cm, le capitaine dirait sûrement :"Sortez le radeau
de sauvetage !"
Alors, il faudrait débarrasser le frigo, les cirés,
les caissettes de fruits et légumes, les 3 bidons d'eau,
le pain, les serviettes de bain, la bouteille de gaz et la guitare
avant d'atteindre le fameux radeau bien calé tout au
fond.
"Eh bien (dirait le moussaillon), on aurait eu plus vite
fait d'utiliser l'annexe* !"
Nous errions toujours à quelques encâblures du
port d'El Estartit et des îles Mèdes que nous avions
vues sous toutes les coutures.
Le vent était un peu tombé, heureusement, nous
apportant quelque répit et le bateau filait maintenant
son petit noeud sans le demi !
Nous espérions dans notre longue errance vers Rosas qu'une
déferlante n'éclabousserait pas de quelques gouttelettes
les valeureux marins restés dans le cockpit, tandis que
le reste de l'équipage se reposait à l'intérieur,
afin de pouvoir assurer la veille, au cas où l'étape
se révèlerait plus longue que prévu et
qu'il faudrait aussi y passer la nuit !
Pensez donc, une traversée de 10 milles ce n'est pas
rien quand même !
Une inquiétude s'empara de nous quand de nouveau, nous
atteignîmes 1 noeud et demi. Pourvu que ça ne forcisse
pas davantage ! Car alors, nous arriverions assez tôt,
pour manger le steak à midi ! Mais non, le capitaine
veillerait à mettre à la cape* s'il le fallait;
pas question de prendre des risques pareils !
Le vent monta encore d'un ton; au N ème
virement de bord, nous plafonnions à 2 noeuds. Quelle
griserie ! La mer enrageait, frappait de toutes parts;
au bout d'une heure, nous avions presque parcouru 1 mille au
milieu des vaguelettes déchaînées.
Nous avions ainsi passé des heures, seuls au milieu du
golfe de Rosas, à des heures de la côte, en effet,
à la vitesse (ou à la lenteur) de 1 noeud ou 1
noeud et demi, il faut des heures pour parcourir une distance
de 5 ou 6 milles. Rabougris par le soleil, comme des vieilles
carapaces de tortue, rêvant de steak et de frites, nous
n'en voyions toujours pas le bout.
Quand arriverions-nous ? Et d'ailleurs, arriverions-nous ?
Chantal, le 23 août 1985.
* foc : petite voile d'avant
qui offre moins de prise au vent qu'un génois.
* génois : grande voile d'avant.
* tourmentin : petite voile de tempête.
* ris : manoeuvre qui consiste à enrouler plus
ou moins la grand-voile pour diminuer la prise au vent.
* annexe : canot pneumatique qui sert à débarquer
à terre, quand on est au mouillage.
* mettre à la cape : manoeuvre qui consiste
à immobiliser le bateau, en bordant les voiles d'une
certaine manière, pour attendre que le vent se calme.
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